L’expérimentation et l’évaluation de la pédagogie inversée
A défaut d’avoir pénétré les classes de manière majoritaire, la pédagogie inversée à probablement imprégné les esprits. De nombreux articles sont diffusés, certains laudateurs sans distance critique et d’autres délibérément à charge. Pour répondre à une demande maintes fois formulées par de nombreux enseignants de SES de notre académie, qu’ils soient sceptiques ou curieux, un groupe de travail composé de huit professeurs, s’est réuni à plusieurs reprises tout au long de l’année scolaire 2016-2017. Chacun a mis en place des pratiques de pédagogie inversée, sans apriori aucun au départ, de manière à en discuter collectivement le fondement, les modalités mais aussi les points de vigilance.
A l’origine de la pédagogie inversée : comment amener tous les élèves à « apprendre » ?
Toute réflexion sur le concept de pédagogie inversée rencontre deux questions fondamentalement intriquées, « qu’est-ce qu’apprendre » et « comment apprend-t-on » ? Les sciences de l’éducation ne nous permettent pas de clore ces questions mais nous offrent des perspectives intéressantes pour y répondre. Disons-le simplement, « apprendre » ce n’est pas recevoir un savoir, c’est le « construire ». Selon Philippe Perrenoud, « C’est surtout un travail de mise en ordre et en relation, de réorganisation des connaissances déjà engrangées, bref de reconstruction d’une partie plus ou moins vaste de notre système cognitif. Transmettre des savoirs, c’est en réalité permettre à l’autre de les reconstruire (…) ».
Il suffit de se rappeler ce qui caractérise « l’excellent élève », celui qui justement réalise ces opérations cognitives complexes sans jamais l’avoir appris explicitement. Les élèves ayant des difficultés sont beaucoup plus à l’aise pour réciter des connaissances que pour les intégrer à un raisonnement. Ils ont du mal à « décontextualiser » (effectuer une montée en généralité) ou « re-contextualiser » (notamment utiliser des concepts pour analyser une situation nouvelle). Dans les cas les plus flagrants, seules les anecdotes et autres exemples frappants sont retenus et réutilisés dans les devoirs.
Il est donc nécessaire d’interroger les formes pédagogiques usuelles en SES. Sont-elles prioritairement dédiées à la transmission des savoirs ou bien à l’accompagnement des élèves dans la construction/restructuration de ces savoirs et dans l’acte de contextualisation/ décontextualisation / re-contextualisation ?
Dès lors se pose une seconde question essentielle. Comment faire face à l’hétérogénéité des élèves dans un espace classe (avec des effectifs parfois élevés) et répondre aux besoins de chacun ? Il va de soi que la pédagogie frontale ne le permet pas. Si l’inégalité des chances scolaires est corrélée à la distribution inégale du « capital culturel », elle a aussi beaucoup à voir avec les pratiques pédagogiques elles-mêmes.
Quels formats pédagogique usuels en SES ?
Réfutons l’opposition simpliste entre un modèle pédagogique traditionnel (le cours magistral) et un modèle constructiviste (les élèves construisent le savoir). Dans les faits, les formes pédagogiques usuelles en SES s’avèrent souvent hybridées et rarement purement frontales. Les élèves travaillent sur des documents pour faire émerger des savoirs. Cela peut se faire en classe ou être externalisé à la maison. Il s’ensuit fréquemment un temps de mutualisation (cours dialogué) qui débouche sur une formalisation des connaissances réalisée par l’enseignant, la distribution d’un texte lacunaire (dit « à trous »), ou toute autre forme associant davantage les élèves.
Reconnaissons deux choses toutefois :
- La place accordée aux opérations qui ramènent à ce qu’est réellement l’acte d’apprendre est finalement assez réduite. Dans les faits, la transmission du savoir est absolument nécessaire mais elle occupe la plus grande partie du cadre temporel. Le temps passé à apporter du contenu de cours est beaucoup plus important que le temps dévolu à la mise en application et au transfert vers des situations inédites à l’intérieur de tâches complexes.
- La différenciation pédagogique est difficile à mettre en œuvre. Du coup, la possibilité de répondre aux besoins diversifiés de chacun et donc d’aider davantage d’élèves à réussir est compromise.
C’est à partir de tous ces éléments que peut désormais mieux se comprendre de quoi la pédagogie inversée est le nom.
Quels sont les principes généraux de la pédagogie inversée ?
Il faut dépasser les représentations habituelles, celles qui dans les médias réduisent la classe inversée à des vidéos à la maison et à la réalisation d’exercices en classe. Le groupe académique a d’ailleurs expérimenté des façons de faire assez diverses. Il existe toutefois un fil conducteur : la pédagogie inversée n’est rien d’autre qu’une manière parmi d’autres de concevoir des dispositifs d’apprentissage qui privilégient la mise en activité effective de l’élève et qui modifie la relation enseignant-apprenant.
A cet égard, il convient de rappeler que la pédagogie inversée n’est pas fondamentalement différente de certaines pratiques. Lorsqu’un enseignant de SES distribue des documents ou des vidéos à travailler à la maison en association à un questionnaire dont les réponses seront mutualisées en classe, il n’est pas très éloigné de certains principes de pédagogie inversée. Ce sont là des points d’appui qui doivent rassurer tous les professeurs désireux de s’engager dans la classe inversée afin de diversifier leurs pratiques. Mais il faut aller au-delà.
Il reste à donner du temps pour que les élèves soient réellement accompagnés dans la restructuration des savoirs. Cela suppose une inversion à plusieurs niveaux et nécessite une posture différente à la fois de la part des élèves mais aussi de l’enseignant.
Une inversion du temps didactique
La pédagogie inversée implique de diminuer le temps habituellement consacré en classe à l’apport en savoirs. Si l’on suit la taxonomie de Bloom ces activités ayant pour but d’apporter des connaissances et de les comprendre, sont de niveau cognitif plutôt inférieur.
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Par contre, il convient de maximiser le temps dédié aux tâches de niveau cognitif intermédiaire et élevé, c’est à dire celles qui sont, dans les faits, peu travaillées ou bien qui sont externalisées à maison sans accompagnement de la part du professeur (sous la forme d’un devoir maison notamment).
Par exemple, si nous voulons que nos élèves soient capables de traiter un sujet portant sur les politiques économiques en Europe, il convient de passer moins de temps à apporter les notions, mécanismes et savoirs fondamentaux sur cette question difficile. Par contre, il serait souhaitable de créer des situations de travail effectif afin que les élèves puissent se les approprier.
Le scénario classique en pédagogie inversée n’est pas figé. Il peut évoluer de manière à ne pas susciter la routinisation et l’ennui. Le groupe de travail a justement expérimenté des formes diverses d’organisation et de mise en œuvre de la pédagogie inversée dans la classe.
Exemple d’un scénario classique
Exemple d’une variante possible
Une inversion des lieux d’apprentissage
Dans le cadre temporel non extensible qui est celui de l’enseignant, il n’est pas possible d’augmenter le temps de travail de l’élève en classe sans réduire le temps passé à acquérir les savoirs. Pour cela, l’inversion consiste à externaliser à la maison tout ce qui concerne la découverte de notions et l’acquisition des connaissances via des supports facilement accessibles. Chacun de ces supports est accompagné d’un questionnement destiné à guider l’élève dans le travail d’appropriation. L’enseignant procédera à une vérification rapide en début d’heure de cours de ce qui a été fait en amont. Divers moyens sont possibles pour vérifier ce travail
L’application Socrative facilite le contrôle rapide du travail à distance.
L’utilisation de la vidéo courte est certainement le dispositif le plus utilisé et le plus attractif. Il donne l’occasion à l’élève de prendre connaissance des notions à son rythme et de répéter l’opération à convenance chez lui, au CDI ou bien sur son téléphone portable, là où il le souhaite. A l’heure actuelle, il existe plusieurs sites offrant des ressources en vidéo. Il est cependant possible de faire varier les supports. Le groupe de travail académique nous présente sa réflexion sur le sujet : quelles ressources pour enseigner en pédagogie inversée ?
Le temps ainsi dégagé va permettre à l’enseignant de mettre réellement les élèves en activité sous des formes variées en privilégiant le travail de groupe et les interactions fécondes. Il peut s’agir de la réalisation d’exercices ou bien de la production d’une tâche finale. Le type de tâche proposée est essentiel et doit être pensé de manière à permettre à l’élève de stabiliser le savoir acquis, de l’intégrer à un raisonnement et de le transférer dans le cadre d’une tâche complexe. Encore une fois, le groupe de travail académique nous fait part de sa réflexion sur le sujet : comment aborder le travail de synthèse en tâche finale ?
Il va de soi qu’un tel dispositif de classe inversée modifie tant la posture de l’élève que celle du professeur.
Une modification de la posture de l’enseignant et de l’élève
Les formes hybridées de cours en SES reposent bien souvent, nous l’avons vu, sur le cours dialogué à partir de documents supports. Il s’agit d’un compromis qui, au-delà des risques analysés par Jerôme
Deauvieau ( (activisme langagier, confusion des registres de savoirs, etc.), ne crée pas les conditions de construction effective du savoir par les élèves ou alors seulement pendant un laps de temps relativement restreint.
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Il y a là un format pédagogique qui donne à l’enseignant un rôle d’orchestration. Le contrôle synchronique de tous doit être fort pour que chacun réfléchisse en même temps et inter-agisse.
La posture requise en situation de pédagogie inversée consiste au contraire à accompagner le travail des groupes en minorant les interventions de face à face avec la classe. Le professeur n’est plus celui qui transmet frontalement le savoir, ni celui qui coordonne les activités langagières. S’il porte toujours des connaissances disciplinaire il guide les élèves et individualise son enseignement à cette occasion selon les nécessités. Cela ne peut que favoriser la confiance et l’estime de soi. Dans ces conditions, une réorganisation de l’espace-classe et de la forme de travail s’impose. Le groupe académique nous propose sa réflexion sur cette question fondamentale
la question de la posture de l’enseignant en classe analysée par le groupe de recherche
Modification de l’espace-classe : le travail en ilots
La pédagogie inversée favorise une forme de construction collective du savoir où la place des interactions entre pairs est essentielle. Elle fait donc appel au travail de groupe (fréquemment 4 élèves) et à la mise en projet des élèves. Au terme de la vérification du travail à la maison, le professeur devra former (ou laisser former) des groupes de travail selon des modalités qui sont à définir. La façon de concevoir les groupes et de réaliser collectivement une tâche est très variée. A chaque professeur d’en expérimenter la forme et de la faire varier.
la question de l’organisation de l’espace classe analysée par le groupe de recherche
Il convient cependant d’être attentif à quelques points-clefs :
Comment fabriquer le groupe ? Regroupement par affinités, homogène par niveau ou hétérogène, etc. Chacune des modalités peut présenter un intérêt en fonction de l’objectif défini par l’enseignant.
Quel type de coopération souhaitons-nous mettre en œuvre ? Il s’agit de définir le type d’interaction que l’on souhaite. Entre le groupe où chacun agit à côté de l’autre et le travail co-construit de manière entièrement collaborative, il existe une gamme de dispositifs possibles.
Distribuer ou pas des rôles spécifiques aux élèves ? Un modérateur de bruit, un organisateur, un ou des tuteurs, etc.
Si le travail collaboratif est pertinent d’un point de vue pédagogique, il favorise par ailleurs l’acquisition de compétences spécifiquement liées au savoir-être et à la question du « vivre-ensemble ».
Difficultés et points de vigilance
Plusieurs points semblent requérir une attention particulière en pédagogie inversée, quand bien même Ils sont déjà des enjeux quelle que soit la forme pédagogique.
- Concernant l’externalisation de l’apport en connaissances
La question de l’externalisation du cours à partir de supports (vidéos ou autres) travaillés à la maison peut créer une difficulté et une inégalité en l’absence d’accompagnement. Il est cependant possible d’envisager autrement le dispositif.
Faut-il accorder une place importante au contrôle de ce travail ou bien laisser les activités collaboratives se mettre en place ? Un certain niveau de contrôle est nécessaire mais celui-ci peut être réalisé rapidement pour que les activités puissent s’engager rapidement. En pédagogie inversé, il est admis que ce qui n’a été que partiellement compris peut être stabilisé lors du travail de groupe.
- Concernant le cadrage des activités
La classe inversée ne signifie pas que les situations d’apprentissage ne soient pas cadrées. Il faut veiller à expliciter les objectifs pédagogiques de la séance sous la forme d’objectifs de savoirs, de savoir-faire et de compétences. Ceux-ci devront être identifiables par les élèves de manière à favoriser l’auto-évaluation.
En relation avec les objectifs, veiller par ailleurs à donner du sens aux activités pour éviter que l‘élève ne conçoivent la tâche comme une finalité en soi. Cette question est fortement présente dans la recherche contemporaine en sciences de l’éducation, notamment autour de la notion de « malentendus scolaires » et elle mérite toute notre attention.
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- Concernant les obstacles liés aux savoirs spontanés des élèves
Certaines thématiques vont confronter le savoir scolaire aux savoirs spontanés de l’élève et à son vécu personnel. Celui-ci peut faire obstacle à l’acquisition de savoirs nouveaux présentés notamment dans une vidéo. Exemple : le lien entre les variables sociales (âge, sexe et PCS, etc.) et les pratiques culturelles. Il convient de tenir compte de certaines représentations soit en amont soit lors des activités.
- La question de l’institutionnalisation des savoirs est fondamentale.
Si nous en donnons une définition minimaliste, il faut entendre le processus dans et par lequel le professeur signifie aux élèves quels sont les savoirs ou les pratiques qu’il leur faut retenir. La mise en activité des élèves peut justement faire perdre le vue le sens de ce qui se joue dans les situations d’apprentissage. Cette institutionnalisation permet notamment de valider les nouveaux savoirs acquis, de les faire émerger explicitement et de préparer le passage à une phase ultérieure du cours. Cela peut prendre la forme d’une synthèse ou d’une tâche finale à laquelle l’élève peut (doit) être associé.
Une synthèse en guise de conclusion
Le groupe de travail académique n’a pas pour but de promouvoir la pédagogie inversée comme forme pédagogique unique. Nous considérons que la variété pédagogique est essentielle pour stimuler les élèves et éviter que la routine ne s’installe. Il reste que la pédagogie inversée a le mérite de nous faire réfléchir à un certain nombre d’enjeux fondamentaux et transposables à d’autres formats pédagogiques selon la volonté du professeur.
1) La nécessité de construire des situations d’apprentissage au cours desquelles l’élève est durablement et réellement acteur dans la construction et la restructuration du savoir.
2) La nécessité d’apporter une réponse à l’hétérogénéité des élèves (pédagogie différenciée) en limitant le cours simultané et frontal, qu’il soit dialogué ou non.
3) L’importance du travail collaboratif/coopératif et de l’autonomie des élèves, ce qui suppose une redéfinition du rôle et de la place de l’enseignant.
4) Favoriser l’engagement de l’élève, le stimuler, lui donner de la confiance et contribuer à un climat scolaire plus apaisé.
Retrouvez le bilan des enseignants qui ont participé au groupe de recherche de la mise en oeuvre de la classe inversée ici.